4 novembre 2010

Interpréter les troubles cognitifs dans les troubles thymiques à l’âge avancéMedHyg.ch

Revue Médicale Suisse
Auteur : C. Delaloye

Numéro : 3244
Sujet: Gérontologie

Chez l’adulte âgé, les troubles cognitifs s’associent fréquemment à la dépression. A travers deux histoires cliniques, nous aimerions montrer qu’il est essentiel de ne pas réduire immédiatement le trouble cognitif à un trouble organique mais qu’il convient de l’interpréter en fonction de la place qu’il peut prendre dans la vie psychique du sujet. Le cas de Mme R. mon tre qu’un bouleversement psychique peut déboucher sur un désordre cognitif par des phénomènes de régression psychodynamique et l’histoire de Mme S. nous rappelle que le fonctionnement cognitif du patient peut fluctuer en fonction de la conflictualité psychique et ceci même dans le contexte d’une maladie neurodégénérative. Le trouble cognitif est donc à con sidérer comme un symptôme dont il convient de définir l’origine et le sens.


introduction
La dépression est généralement définie au premier plan par un trouble de l'humeur, mais elle est également souvent carac térisée chez l'adulte âgé par des troubles cognitifs.1 On entend généralement par trouble cognitif une réduction des aptitudes intellectuelles, associée ou non à des lésions cérébrales. Selon les études, 17 à 36% des patients déprimés âgés de plus de 65 ans présentent un déficit cognitif, cette proportion s'accentuant encore avec l'avancée en âge. Notre pratique clinique auprès de patients hospitalisés dans des unités de soins en psychiatrie gériatrique nous montre l'importance de nous interroger sur le sens à donner au trouble cognitif, c'est-à-dire à envisager sa dimension psychopathologique et non seulement son caractère symptomatique.

trouble cognitif dans la dépression
Une évaluation neuropsychologique pour être utile se doit de dépasser une «simple» comptabilité psychométrique des performances du patient déprimé conduisant à une «catégorisation».2 En effet, le bilan neuropsychologique ne prend sens que s'il s'accompagne d'une interprétation qualitative des profils de performance au regard de l'histoire du sujet. Les sujets âgés déprimés eux-mêmes, à travers l'intensité et la fréquence de leurs plaintes mnésiques, nous demandent de les aider à donner sens au trouble de la mémoire que celui-ci soit réel, imaginaire, amplifié ou minimisé. En effet, notre mémoire, en créant de la permanence au niveau de notre être, soutient notre identité. On peut ainsi con sidérer la plainte de mémoire comme le signe d'un démantèlement, d'une menace de l'identité.3,4 La plainte mnésique du patient déprimé nous renvoie donc directement à sa vie psychique.
L'adulte âgé est confronté à des pertes nombreuses et diverses (retraite, décès d'un proche, déplacement de lieu de vie, hospitalisation, traumatisme affectif opérant une faille narcissique...) qui mettent parfois à mal son identité. Jack Messy 5 pense que l'apparition de la vieillesse se ferait à l'occasion d'une rupture brutale de l'équilibre entre pertes et acquisitions. Cet événement s'assimilerait à une perte, une de plus, une de trop, qui laisse le sujet incapable de ré élaborer la phase dépressive.6 Cette affirmation implique que l'évé nement qui va provoquer l'entrée dans une nouvelle crise identitaire peut paraître insignifiant pour l'entourage et à ce titre passer inaperçu tout en étant dans la vie psychi que du sujet très important. L'individu deviendrait alors âgé et s'inscrirait dans une image négative ; le «vieux» ne se verrait ainsi plus objet de désir : «C'est pas beau de vieillir». L'issue de cette nouvelle crise identitaire va dépendre de la qualité du narcissisme de l'adulte âgé ou plus largement de la possibilité de s'appuyer sur ses défenses antidépressives habituelles. En effet, parfois l'entourage a per mis de compenser durant toute une vie une grande fragilité narcissique. Pour un certain nombre d'individus, cette nouvelle crise identitaire est insurmontable et face à un vécu douloureux et angoissant, l'oubli pourrait être une solution. Rappelons que face à la souffrance psychique, ne plus penser, oublier est un but fréquemment recherché.7,8 L'oubli ne doit donc pas être uniquement pensé chez le sujet âgé comme une perte de capacité mnésique. Il nous paraît ainsi essentiel de nuancer le déficit cognitif en fonction de la place qu'il peut prendre dans la dynamique psy chique du sujet.
Nous souhaiterions illustrer au travers de deux cas comment une lecture à la fois cognitive et clinique permet une meilleure écoute des patients âgés déprimés.

Cas de Mme R.
Madame R., âgée de 74 ans, sans enfant, développe un état dépressif sévère chronique suite au décès de son mari. Elle sera ainsi hospitalisée à plusieurs repri ses. Lors de son troisième séjour, l'équipe soignante s'interroge face aux oublis massifs de Mme R. : elle émet les mêmes demandes répétitives chaque jour, est dé sorientée dans le temps, pense toujours qu'elle participe pour la première fois à un groupe de parole alors qu'elle le fréquente depuis plusieurs mois (présence d'oublis à mesure). Un bilan neuropsychologique met alors en évidence des troubles mnésiques et exécutifs. Le profil de performance mnésique est peu compatible avec celui généralement observé lors d'un état dépressif (performance non améliorée sur indiçage séman ti que,a présence d'intrusions,a trouble de la recon nais sance,a performance homogène entre différents tests mnésiques). De plus, les performances mnésiques se sont péjorées par rapport à une évaluation cognitive réa lisée deux ans plus tôt. En l'absence de signes particuliers à l'IRM, hormis une maladie des petits vaisseaux, le bilan neuropsychologique conclut à un trouble cognitif léger. De plus, le rapport souligne que les trou bles mnésiques observés au quotidien sont plus envahissants que ceux observés lors du bilan neuropsychologique. Cette divergence questionne la place du trou ble cognitif dans le fonctionnement psychique de la patiente.


Cette évaluation cognitive a conforté l'hypothèse d'un déni ou autrement dit d'un désir d'oublier chez Mme R. Il semble que face à sa situation insupportable, la patiente ait développé un déni qui se manifeste notamment par des difficultés cognitives. Celui-ci lui permet d'éviter la con frontation à de nouveaux conflits psychiques internes ou externes (contexte familial conflictuel, choix d'un lieu de vie). Au fur et à mesure du travail psychothérapeutique, le déni de Mme R. a pu régresser, la patiente pouvant par moments élaborer de manière adéquate ses difficultés mais souvent au prix d'une recrudescence de sa dépression. Dans l'un de ces moments de «conscience», Mme R. a pu nous dire qu'en perdant son mari, sa maison s'est effondrée, qu'elle avait encore ses fondations mais qu'elle n'avait plus la force de la reconstruire «brique par brique». Dès lors, son déni est devenu plus acceptable pour l'équipe soignante, qui a moins ressenti le besoin de confronter la patiente à la réalité puisqu'elle avait trouvé sa solution (oublier) dans un contexte de compensation impossible de pertes psychologiques. Cette acceptation a probablement permis à Mme R. d'obtenir des performances cognitives dans la norme lors d'une seconde évaluation neuropsychologique réalisée un an plus tard. La réversibilité du trouble cognitif confirme donc l'hypothèse de troubles cognitifs «au service» du déni chez Mme R.
Le cas de Mme R. est loin d'être une exception dans notre pratique clinique quotidienne et doit, à notre avis, inciter à une grande prudence dans l'interprétation des performances neuropsychologiques chez l'adulte âgé déprimé et ceci même lorsque le profil cognitif suggère une atteinte organique débutante.

Cas de Mme S.
A travers l'histoire de Mme S., nous aimerions montrer que même dans le contexte d'un diagnostic de maladie d'Alzheimer posé, le fonctionnement cognitif du patient peut fluctuer en fonction de sa conflictualité psychique.

Mme S., âgée de 73 ans, sans enfant, est hospitalisée en raison d'idées suicidaires suite au décès de son mari. A son arrivée à l'hôpital, la patiente présente des trou bles du comportement (jette ses affaires par la fenêtre, insulte les soignants) associés à des idées de persécution. Elle présente également un certain déni quant à la mort de son époux, celui-ci étant par ailleurs fortement idéalisé. Au fur et à mesure des semaines, les troubles du comportement et les idées de persécution vont s'atténuer contrairement au déni de la mort de son époux. L'équipe soignante constate par ailleurs des difficultés cognitives importantes, notamment des oublis au fur et à mesure. Un bilan neuropsychologique objective alors une atteinte sévère de la mémoire épisodique (performance non améliorée sur indiçage sé mantique,a présence d'intrusions a), une désorientation temporo-spatiale sévère, des difficultés importantes en dénomination avec une probable atteinte sémantique ainsi qu'une atteinte modérée à sévère des fonctions exécutives. Le bilan neuropsychologique conclut alors à un tableau compatible avec une maladie d'Al zheimer à réévaluer après l'amendement du trouble de l'humeur.
La conclusion de l'évaluation cognitive provoque dans un premier temps une attitude démissionnaire dans l'équipe soignante qui souhaiterait un transfert rapide dans une unité de soins pour patients avec trouble cognitif. Une lecture psychodynamique du bilan effectué modifie progressivement cette attitude. Est-ce que les troubles cognitifs de la patiente empêchent tout travail psychologique ? Est-ce que toutes les difficultés de la patiente s'expliquent par son atteinte organique ? La personne de Mme S. réapparaît et son diagnostic de maladie d'Alzheimer n'est plus au pre mier plan. Par exemple, l'équipe constate que les troubles cognitifs de la patiente fluctuent beaucoup en fonction de son état émotionnel. Un travail psychologique, notamment un travail sur le deuil de son époux, s'entreprend. On relève alors de plus en plus d'authenticité et de reconnaissance de la réalité, le déni s'estompe progressivement et une image plus nuancée de son mari et de leur vie de couple apparaît. La thymie de la patiente s'améliore alors nettement et parallèlement on constate une amélioration, mais non une disparition, de ses troubles cognitifs. L'amélioration est cependant suffisante pour que la patiente puisse par exemple à nouveau se promener seule sur le domaine de l'hôpital sans se perdre. Mme S. semble donc surtout oublier lorsqu'elle est confrontée à des difficultés que son psychisme ne peut supporter; elle a alors besoin de les mettre à distance. Le travail psychologique a permis à la patiente de pouvoir progressivement se représenter cet insupportable, ce qui a eu pour conséquence une amélioration de ses capacités mnésiques (réversibilité).

lien entre dépression et démence
L'oubli peut être un mécanisme défensif, une solution pour faire face à un vécu douloureux et angoissant. Dans ce sens, Chevance 9 questionne le lien entre dépression et démence. Messy 5 se demande aussi si le sujet âgé pourrait trouver une issue à la dépression en développant des troubles cognitifs. Les données de la littérature concernant le lien entre dépression et démence ne sont pas consensuelles, probablement en raison d'une grande hétérogénéité de la population dépressive. La présence ou l'absen ce de traitement antidépresseur au moment de l'évaluation, le statut médical du patient déprimé (hospitalisé, ambulatoire), la sévérité de la dépression, la récurrence des épi sodes, de même que l'âge de survenue du premier épisode dépressif, sont autant de facteurs susceptibles d'expliquer ces résultats contradictoires. Il existe cependant un certain consensus pour considérer qu'une dépression à début tardif (après l'âge de 60 ans) et/ou qu'une atteinte cognitive lors de l'épisode dépressif sont deux facteurs de risque d'une évolution défavorable des troubles cognitifs. Con cer nant les dépressions associées à des troubles cognitifs dans l'âge avancé, plusieurs études longitudinales10 ont montré que l'évolution vers une démence est habituelle. Ces résultats suggèrent donc qu'une fragilité particulière sur le plan psychopathologique pourrait favoriser la survenue d'une démence. Il nous paraît dès lors essentiel de prévenir cette évolution en proposant des interventions psychothérapeutiques aux patients âgés déprimés, particulièrement à ceux qui présentent des troubles cognitifs. Dans ce contexte, la double lecture, cognitive et clinique, des troubles neuropsychologiques prend tout son sens.

conclusion
La dépression à l'âge avancé s'accompagne souvent de troubles cognitifs, notamment de difficultés mnésiques. Il nous paraît essentiel de pouvoir penser ces troubles de la pensée en interprétant qualitativement le profil de performances cognitives au regard de l'histoire de vie du sujet. Le trouble cognitif est alors considéré comme un symptôme dont il convient de se soucier de son origine et de son sens.


a Voir lexique.



Bibliographie : 1 Delaloye C. Troubles cognitifs et affect dépressif. In : M. Gaillard, & P. Giannakopoulos (Eds). Abrégé de psychiatrie de l’âge avancé. Genève : Médecine & Hygiène, in press. 2 * Brouillet D, Martin S. La psychologie cognitive à l’écoute du vieillissement. In : Cinq paradigmes clini ques du vieillissement. Paris : Dunod, 2005;79-106. 3 Brouillet D. Mémoire et identité. In : A. M. Costalat-Founeau (Ed.), Identité sociale et langage : la construction du sens. Paris : L’Harmattan, 2001. 4 ** Quinodoz D. Vieillir : une découverte. Paris : PUF, 2008. 5 ** Messy J. La personne âgée n’existe pas : une approche psychanalytique de la vieillesse. La petite bibliothèque. Paris : Payot, 1994. 6 Klein M. Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs. Essais de psychanalyse. Paris : Payot, 1934;311-41. 7 Freud S. Sur le mécanisme psychique de l’oubli (I. Œuvres complètes, Trans.). Paris : PUF, 1898. 8 ** Chevance A. Désir d’oubli chez le patient Al zhei mer, un concept clé pour une prise en charge psychothérapique. In : Cinq paradigmes cliniques du vieillissement. Paris : Dunod, 2005;107-46. 9 * Chevance A. Alzheimer, le mal de Léthé. Une hypothèse psychogène de la maladie d’Alzheimer est-elle crédible ? Cliniques Méditerranéennes, 2003;1:75-86. 10 Bhalla RK, Butters MA, Mulsant BH, et al. Persistence of neuropsychologic deficits in the remitted state of late-life depression. Am J Geriatr Psychiatry 2006;14: 419-27. * à lire ** à lire absolument




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